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Nora, sensible aux regards tournés vers eux, se voulait aussi discrète que possible en descendant de la Rolls. Pendergast referma galamment la portière derrière elle, royalement indifférent à la présence incongrue de ce symbole du luxe en plein cœur d’un chantier bruyant et sale.
Ils traversèrent la rue et s’arrêtèrent devant une haute clôture grillagée. De l’autre côté, le soleil éclairait les vestiges d’une rangée de vieux immeubles. Plusieurs bennes à gravats pleines de briques délimitaient le périmètre. Deux voitures de police étaient garées le long du trottoir et Nora aperçut des agents en uniforme au pied d’un mur de brique éventré, discutant avec des hommes d’affaires en costume. Les immeubles alentour encadraient la scène de leurs façades sombres.
— Une entreprise immobilière, la société Moegen-Fairhaven, s’apprête à ériger une tour résidentielle de soixante-cinq étages sur ce lieu, précisa Pendergast. Hier, vers 16 heures, les terrassiers ont percé ce mur de brique, là-bas, et l’un des ouvriers y a trouvé le crâne que je vous ai montré tout à l’heure dans une sorte de souterrain, avec de nombreux autres ossements.
Nora regarda dans la direction indiquée.
— Qu’y avait-il ici, auparavant ?
— Une rangée d’immeubles construits à la fin des années 1890. Mais le tunnel dans lequel ont été trouvés les ossements avait été creusé antérieurement à cette date.
Nora remarqua l’ouverture nette laissée par le bulldozer. L’ancien mur de soutènement reposait sur des fondations contemporaines aux immeubles démolis, mais la paroi béante du souterrain appartenait visiblement à une construction plus ancienne. De vieilles poutres pourries et à moitié calcinées avaient été repoussées sur le côté.
Longeant la clôture, Pendergast lui murmura à l’oreille :
— Je crains fort que notre arrivée impromptue soit source de difficultés, et nous disposons de fort peu de temps. Moegen-Fairhaven est l’une des grandes entreprises de travaux publics de la ville et ses dirigeants ont le bras long, si vous m’autorisez cette trivialité. Vous aurez sans doute remarqué comme moi que la presse n’est visible nulle part sur le chantier. La police locale semble avoir œuvré dans la plus grande discrétion.
Il entraîna la jeune femme vers un portail gardé par un agent dont la ceinture pendait dangereusement sous le poids d’une paire de menottes, d’une radio, d’une matraque, d’un revolver et de munitions, laissant entrevoir une panse généreuse, recouverte de la chemise bleue réglementaire.
Pendergast s’arrêta face au portail.
— Circulez, y a rien à voir ! s’empressa de réciter l’agent.
— Bien au contraire, rétorqua Pendergast avec un petit sourire tout en exhibant son badge.
Le flic, hébété, se pencha et releva les yeux pour observer longuement l’inspecteur.
— Le FBI ? finit-il par dire en remontant sa ceinture, faisant tinter tout son attirail.
— Bel exemple de perspicacité. Ce sont en effet les trois lettres inscrites sur mon badge.
Pendergast en profita pour rempocher son étui.
— Et elle, c’est qui ?
— Cette jeune femme est archéologue de son état. Elle a été désignée par les autorités compétentes pour procéder à l’examen de ce site.
— Une archéologue ? Attendez une minute. L’agent se dirigea vers ses collègues. Quelques instants plus tard, l’un des policiers s’approchait, suivi d’un homme en costume marron. Le policier était petit, et trapu, et son cou de taureau éclatait dans un col de chemise trop serré. Il avançait à grands pas du haut de ses petites jambes, ce qui lui donnait l’air de mar cher sur un matelas de mousse.
— Qu’est-ce que c’est encore que ça ? grogna-t-il avant de se tourner vers un flic en uniforme qui le suivait comme son ombre. Tu ne m’avais pas parlé du FBI. !
Nora nota que le petit policier portait des galons de capitaine. Il avait une calvitie naissante, un teint cireux, de petits yeux très noirs, et il était presque aussi gros que le type en costume marron. Le capitaine s’adressa à Pendergast :
— Une pièce d’identité, s’il vous plaît.
Il s’exprimait d’une voix aigre et nerveuse.
Pendergast sortit une nouvelle fois son badge. Le capitaine l’examina longuement avant de le lui rendre à travers la clôture.
— Je suis désolé, monsieur Pendergast, mais le FBI n’est en rien concerné par cette affaire. Surtout que vous êtes rattaché au bureau de La Nouvelle-Orléans, si j’ai bien lu votre badge. Vous connaissez le règlement.
— À qui ai-je l’honneur ?
— Je m’appelle Custer.
— Capitaine Custer, je me trouve ici en compagnie du professeur Nora Kelly du Muséum d’histoire naturelle de New York. Mlle Kelly a été chargée d’évaluer l’intérêt archéologique de ce site et je vous serais reconnaissant de bien vouloir nous laisser rentrer...
— C’est un chantier, pas un site archéologique, l’interrompit l’homme en costume marron. On est en train de construire un immeuble, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. En plus, il y a déjà un type chargé d’examiner les ossements. Bon sang ! Chaque journée foutue nous coûte la bagatelle de quarante mille dollars et voilà qu’on nous envoie le FBI !
— Vous êtes monsieur... ? s’enquit aussitôt Pendergast d’une voix onctueuse.
— Ed Shenk.
— Ah, monsieur Shenk !
À la façon dont Pendergast prononçait le nom de son interlocuteur, on aurait dit qu’il parlait d’un animal exotique.
— Et, si je puis me permettre, votre fonction chez Moegen-Fairhaven ?
— Chef de chantier. Pendergast approuva de la tête.
— Bien sûr, suis-je distrait ! Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Shenk.
Ignorant superbement le chef de chantier, il se tourna aussitôt vers le capitaine.
— Eh bien, capitaine Custer, poursuivit-il d’un air patelin, dois-je comprendre que vous nous refusez l’accès à ce lieu ?
— Il s’agit d’un projet immobilier particulièrement important pour le groupe Moegen-Fairhaven, et pour la ville en général. Les choses ne vont pas aussi vite qu’on l’espérait et on s’en inquiète au plus haut niveau. M. Fairhaven est même venu visiter le chantier personnellement hier soir. On nous a bien fait comprendre qu’il était hors de question de retarder davantage les travaux. D’autre part, personne ne m’a parlé du FBI ou d’une inspection archéologique et je...
Il s’arrêta brusquement car Pendergast, sortant son téléphone portable, ne l’écoutait plus.
— Qui appelez-vous ? aboya Custer.
Pendergast, toujours souriant, ne répondit pas. Ses doigts couraient sur le minuscule clavier à la vitesse de l’éclair.
Le capitaine lança à Shenk un rapide coup d’œil.
— Sally ? Inspecteur Pendergast à l’appareil. Auriez-vous l’amabilité de me passer le préfet Rocker ?
— Attendez... bredouilla le capitaine.
— S’il vous plaît, Sally. Vous êtes un amour.
— Vous seriez mieux à l’intérieur, s’empressa le capitaine Custer, déverrouillant le portail métallique.
— En réunion ? Soyez gentille, Sally. Faites-le prévenir et dites-lui que c’est urgent.
— Pas la peine, monsieur Pendergast, reprit Custer en ouvrant grand le portail.
— Attendez une seconde, Sally. Je crois que je vais pouvoir m’arranger, en fin de compte. Je vous rappelle tout à l’heure, conclut Pendergast avant de refermer son téléphone.
Il pénétra sur le chantier, Nora à ses côtés. Sans même s’arrêter, il se dirigea vers le tunnel éventré. Surpris, les autres lui emboîtèrent le pas.
— Monsieur Pendergast, il faut me comprendre...
Le capitaine avait du mal à suivre. Quant à Shenk, il fonçait droit devant lui d’un air buté. Il trébucha, faillit tomber et lança un juron avant de poursuivre sa route.
En approchant de l’ouverture, Nora aperçut une faible lueur à l’intérieur du tunnel, ponctuée par des séries d’éclairs. Quelqu’un était en train de photographier le site.
— Monsieur Pendergast... geignit le capitaine Custer, sans parvenir à ralentir la course de l’inspecteur du FBI, trop occupé à escalader le tas de gravats.
Nora, qui suivait Pendergast de près, le vit disparaître à l’intérieur du trou sombre. Elle s’arrêta un instant pour regarder à l’intérieur du souterrain.
— Entrez donc, lui dit Pendergast avec sa courtoisie coutumière de gentleman sudiste.
Elle enjamba les briques et se retrouva sur un sol de terre humide. Un flash illumina brièvement la scène. Un homme vêtu d’une longue blouse examinait le contenu d’une petite niche voûtée, un photographe armé d’un gros appareil muni de deux flashs se tenait face à une autre niche.
L’homme en blouse blanche se redressa pour les observer à travers le brouillard de poussière qui les entourait. Sa tignasse grise et ses lunettes rondes à verres épais lui donnaient l’air d’un bolchevik de carnaval.
— Pour qui vous prenez-vous, d’entrer comme ça sans crier gare ? cria-t-il, sa voix amplifiée par l’écho naturel du souterrain. J’avais demandé qu’on ne me dérange pas.
— FBI, répliqua Pendergast d’un ton cassant et autoritaire tranchant avec ses manières habituelles. D’un geste sec, il mit son badge sous le nez de l’homme.
— Oh ! Excusez-moi...
Les yeux de Nora allaient de l’un à l’autre. Elle n’en revenait pas de la facilité avec laquelle Pendergast semblait adapter son personnage à la personnalité de ses interlocuteurs.
— Je vous serais reconnaissant de bien vouloir quitter les lieux, le temps que le professeur Kelly et moi-même procédions aux examens d’usage.
— C’est que je suis loin d’avoir fini.
— Vous n’avez rien déplacé, au moins ? répliqua Pendergast d’un ton menaçant.
— Non... pas vraiment. J’ai bien été obligé de toucher à certains ossements, mais...
— Vous avez touché certains ossements ?
— Dans la mesure où je suis censé établir les causes de la mort, il fallait bien...
— Vous avez touché certains ossements ?
Pendergast sortit de la poche de sa veste un petit carnet et un stylo en or, et commença à prendre des notes d’un air dégoûté.
— Votre nom, docteur ?
— Van Bronck.
— J’en prends note pour la suite de l’enquête. Et maintenant, docteur Van Bronck, si vous voulez bien nous laisser seuls.
— Bien, monsieur.
Pendergast regarda le médecin légiste et le photographe s’extraire péniblement du souterrain, puis il murmura à Nora :
— Vous avez les mains libres. Nous disposons d’une heure tout au plus, et je ne saurais trop vous encourager à faire vite.
— Oui, mais faire quoi ? demanda Nora, paniquée. Qu’attendez-vous de moi ? Je n’ai jamais...
— Votre formation en la matière dépasse de loin la mienne. Faites le maximum d’observations. J’ai besoin de savoir ce qui s’est passé ici autrefois. Vous pouvez m’aider à comprendre.
— En une heure ? Mais je n’ai ni outils, ni rien pour prélever des échantillons...
— Nous n’avons pas le temps. Vous avez certainement remarqué que le capitaine de police de l’arrondissement se trouve ici. Comme je vous l’ai déjà dit, Moegen-Fairhaven a le bras très long. Il s’agit de notre unique chance d’observer ce lieu. J’ai besoin de recueillir le maximum d’informations en un minimum de temps. C’est tout à fait capital.
Lui tendant son bloc et son stylo, il sortit deux mini-torches de la poche de son manteau et en tendit une à la jeune femme, qui l’alluma.
La minitorche était très puissante. Nora regarda autour d’elle, s’intéressant pour la première fois au décor qui l’entourait. Il faisait froid et un silence quasi absolu les entourait. Des milliers de grains de poussière voletaient dans le rai de lumière matérialisé par l’ouverture. Il régnait à l’intérieur du souterrain une odeur âcre, curieux mélange de moisi et de viande avariée. Nora commença par respirer profondément pour se concentrer. Pressée par le temps, elle ne savait par où entamer ses recherches.
Après une dernière hésitation, elle commença par faire un croquis du souterrain. Longueur : vingt-cinq mètres. Hauteur : trois mètres au plus haut de la voûte. Murs de brique aux deux extrémités. Des fissures couraient le long du plafond. Le légiste n’avait visiblement pas été le seul à déranger la poussière du sol, et Nora se demanda combien de policiers et d’ouvriers étaient passés par là.
Six niches se succédaient le long de chacun des deux murs, dont Nora exécuta de rapides croquis, arpentant le sol humide pour mieux s’imprégner de l’atmosphère du lieu. Les niches, autrefois murées, étaient toutes ouvertes et les briques avaient été entassées devant chaque ouverture. A chaque fois qu’elle éclairait l’une ou l’autre des alcôves, le même spectacle l’attendait : des crânes et des os empilés, des lambeaux de vêtements, des fragments de chair desséchés, des restes de tendons et des touffes de cheveux.
Jetant un coup d’œil derrière elle, elle constata que Pendergast procédait à son propre examen des lieux à l’autre extrémité du souterrain, son profil aquilin clairement dessiné dans la lumière de sa lampe, ses yeux attentifs au moindre détail. Elle le vit s’agenouiller pour examiner le sol et ramasser quelque chose dans la poussière.
Après avoir fait le tour des lieux, Nora centra son attention sur la première niche. Agenouillée devant l’alcôve, elle passa rapidement en revue son contenu afin d’en déterminer la nature exacte, faisant de son mieux pour oublier la puanteur ambiante.
La niche contenait trois crânes, tous séparés de la colonne vertébrale, comme si les victimes avaient été décapitées. À l’inverse, les cages thoraciques étaient intactes et les os des jambes, parfois pliés en deux, étaient encore articulés. Elle nota d’étranges lésions sur plusieurs des vertèbres, apparemment sectionnées en deux pour dégager la moelle épinière. Une touffe de cheveux gisait tout près. Des cheveux courts de garçon. Les corps avaient été découpés avant d’être enfermés dans cette niche exiguë. Il aurait été difficile d’y faire tenir un cadavre intact, mais un corps découpé en morceaux ne posait pas le même problème.
En examinant les restes de vêtements jetés là pêle-mêle, la gorge de Nora se serra. Elle commença par tendre la main avec mille précautions mais, se souvenant des recommandations de Pendergast, elle fit taire ses scrupules d’archéologue et saisit les ossements et les vêtements un à un pour en dresser la liste dans sa tête. Trois crânes, trois paires de chaussures, trois cages thoraciques, un grand nombre de vertèbres et de petits ossements. Un seul des crânes présentait des éraflures similaires à celles observées sur celui que lui avait montré Pendergast. En revanche, de nombreuses vertèbres avaient été coupées en deux, toutes situées entre la première lombaire et le sacrum. Elle poursuivit son inventaire : trois pantalons, des boutons, un peigne, des fragments de tendons et de chair desséchée, six fémurs, autant de tibias et de péronés, de pieds et de chaussures. Si seulement j’avais des sachets pour recueillir des échantillons, songea-t-elle. Elle tira une poignée de cheveux, arrachant du même coup un reste de cuir chevelu et fourra le tout dans sa poche. À l’idée de travailler de la sorte, sans outils, dans la plus grande précipitation, toute son âme d’archéologue se rebellait.
Elle s’intéressa ensuite aux habits. Des vêtements de mauvaise qualité, tous d’une grande saleté. De même que les ossements, ils s’étaient en partie désagrégés mais semblaient avoir été épargnés par les rats. Elle porta sa loupe à son œil et constata que le vieux tissu était couvert de poux morts. La toile était élimée et plusieurs trous avaient été rapiécés tant bien que mal. Les souliers aussi étaient usés jusqu’à la trame. En fouillant l’un des pantalons, elle trouva un peigne et un morceau de ficelle. Les poches du deuxième étaient vides mais celles du troisième révélèrent une pièce de monnaie. Une pièce d’un cent datant de 1877, qui rejoignit ses autres trouvailles.
Elle passa ensuite à une deuxième niche dont elle fouilla et inventoria le contenu aussi vite qu’elle le pouvait, avec une moisson similaire : trois crânes, trois squelettes démembrés et trois séries d’habits. Cette fois encore, elle veilla à fouiller les poches des pantalons, recueillant une épingle recourbée et deux autres pièces d’un cent, datées de 1880 et 1872. Procédant à l’examen des ossements, elle découvrit les mêmes éraflures et constata que les vertèbres lombaires, toujours les mêmes, avaient été découpées et ouvertes en deux, presque chirurgicalement. Elle décida d’en glisser une dans sa poche.
Procédant de même pour chaque niche et veillant à consigner ses observations dans le petit carnet de Pendergast, elle parcourut toute la longueur du tunnel. Chacune des alcôves contenait les restes de trois cadavres, tous démembrés selon un rituel identique à hauteur du cou, des épaules et du bassin. Si quelques-uns seulement des crânes portaient des marques de dissection similaires à celles du spécimen apporté par Pendergast le matin même, tous les squelettes sans exception avaient été mutilés au niveau de la partie inférieure de la colonne vertébrale. L’examen rapide de la morphologie des crânes lui avait montré que ces corps étaient ceux d’adolescents des deux sexes entre treize et vingt ans, avec une prédominance de garçons. Nora se demanda à quelles conclusions avait pu parvenir le médecin légiste. Il serait toujours temps de s’en inquiéter par la suite.
Douze niches, à raison de trois corps par niche... Un travail net, précis, méticuleux. À hauteur de l’avant-dernière alcôve, elle recula d’un pas pour se concentrer. Elle s’astreignit à regarder longuement autour d’elle, oubliant la marche du temps. Un tunnel souterrain construit avant 1890, des alcôves soigneusement murées, les corps et les vêtements de trente-six jeunes gens, garçons et filles. Dans quel but ? Elle jeta un coup d’œil du côté de Pendergast, à l’autre extrémité du souterrain. Il procédait à un examen minutieux des briques du mur, recueillant un peu de mortier à l’aide d’un canif.
Nora reprit son travail, notant précieusement la position de chaque ossement et de chaque vêtement. Deux pantalons, les poches vides. Une robe sale et déchirée, d’une misère émouvante, qu’elle examina de plus près. De toute évidence, la robe avait appartenu à une jeune fille plutôt frêle. Elle ramassa un crâne bruni par le temps. Celui d’une adolescente de seize ou dix-sept ans. Un frisson la parcourut en découvrant sous le crâne de longues tresses blondes, encore attachées par un ruban rose. L’observation de la mâchoire révéla une mauvaise dentition. À seize ans, la victime perdait déjà ses dents. Contrairement à la robe, le ruban de soie était de bonne qualité, comme s’il avait constitué le bien le plus précieux de la malheureuse. Un détail qui remplit Nora de mélancolie.
Elle cherchait à tout hasard une poche dans le vêtement lorsque ses doigts froissèrent un objet. Un morceau de papier, cousu à l’intérieur de la doublure. Elle s’apprêtait à sortir le vêtement de sa niche lorsqu’une voix la fit sursauter.
— Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant, professeur Kelly ?
C’était le médecin légiste, Van Bronck. Sa voix avait perdu toute humilité pour laisser place à une certaine arrogance.
Nora regarda autour d’elle. Trop occupée à sa tâche, elle ne l’avait pas entendu revenir. Pendergast se tenait à l’entrée du tunnel, en pleine discussion avec des agents dont les uniformes se découpaient dans l’ouverture.
— Si on peut appeler ça intéressant, répondit-elle.
— Comme vous ne dépendez pas de l’institut médico-légal, je suppose que vous devez être l’un des experts du FBI.
Nora se sentit rougir.
— Je ne suis pas médecin. Je suis archéologue.
Le docteur Van Bronck haussa les sourcils et un petit sourire sardonique étira ses lèvres. Sa bouche, petite et parfaitement dessinée comme celles peintes par les maîtres de la Renaissance, brillait dans la pénombre.
— Ah bon ? Vous n’êtes donc pas médecin ? J’ai dû mal comprendre votre collègue lorsqu’il vous a présentée. Et vous êtes archéologue ? C’est passionnant, dites-moi.
Elle n’avait pas eu l’heure promise. À peine une demi-heure.
L’air de rien, elle replaça la robe dans sa niche, veillant à la dissimuler dans un recoin poussiéreux.
— Et vous, docteur, qu’avez-vous découvert d’intéressant ? demanda-t-elle d’un ton aussi détaché que possible.
— Vous aurez l’occasion de lire mon rapport, répondit-il. Si vous y comprenez quelque chose, bien évidemment. Vous savez ce que c’est, nous autres, avec notre jargon médical...
Cette fois, son sourire ne portait plus la moindre trace d’aménité.
— Je n’ai pas encore terminé, répliqua Nora, mais je serai ravie de reprendre cette conversation tout à l’heure.
Elle s’apprêtait à passer à l’alcôve suivante lorsque Van Bronck lui prit le bras :
— Vous poursuivrez vos recherches un peu plus tard, lorsque j’aurai évacué tous les restes humains.
— Il est hors de question d’enlever quoi que ce soit tant que je n’ai pas fini.
— Vous le direz à ces messieurs, dit-il, désignant du menton l’ouverture du tunnel. Je ne sais pas où vous êtes allée chercher qu’il s’agissait d’un site archéologique, mais la chose est désormais réglée.
Au même moment, plusieurs policiers descendaient dans le souterrain, chargés de boîtes servant habituellement à recueillir les indices sur le lieu d’un crime. En quelques instants, une cacophonie de voix, de jurons et d’interjections résonnait dans le boyau. Quant à Pendergast, il avait tout simplement disparu.
Ed Shenk et le capitaine Custer furent les derniers à rejoindre la meute des policiers. Voyant Nora, Custer s’avança prudemment sur le sol jonché de briques, suivi d’une nuée d’agents.
— Nous avons des ordres, professeur Kelly, déclara-t-il de sa voix aigre. Vous pourrez dire à votre patron qu’il s’est lourdement trompé. Nous sommes sans doute en présence d’une série de crimes, mais la justice d’aujourd’hui n’a rien à y voir, pas plus que le FBI. Ces crimes ont eu heu il y a plus d’un siècle.
Et il y a surtout un chantier qui attend, songea Nora, observant Shenk à la dérobée.
— Je ne sais pas qui vous a fait venir ici, mais votre mission est terminée. Nous emportons l’ensemble des restes humains à l’institut médico-légal. Tout le reste sera mis dans des sacs et étiqueté.
Les flics posaient leurs caisses sur la terre humide avec un bruit sourd qui se réverbérait dans le souterrain. Le médecin légiste, les mains gantées de caoutchouc, déposait un à un les ossements dans des caisses, mettant de côté les vêtements et autres objets personnels des victimes. Le son des voix traversait les nuages de poussière que perçaient avec difficulté les faisceaux des lampes torches. Sous les yeux horrifiés de Nora, le site fut détruit en l’espace de quelques minutes.
— Si vous voulez bien suivre mes hommes à l’extérieur, mademoiselle, ordonna Custer avec une politesse exagérée.
— Ne vous donnez pas cette peine, je trouverai la sortie toute seule, répliqua Nora.
Un instant aveuglée par le soleil, elle toussa et respira longuement l’air libre avant de chercher Pendergast des yeux. La Rolls stationnait toujours de l’autre côté de la clôture et l’agent du FBI l’attendait là, nonchalamment appuyé contre la voiture.
Nora franchit la grille, les yeux mi-clos, la tête penchée en avant pour échapper à la morsure du soleil d’automne.
— Je suppose que le capitaine avait raison, dit-elle. Vous n’avez aucun droit d’être ici, c’est ça ?
Il baissa lentement la tête, gêné, et Nora sentit sa rancune s’évanouir. Pendergast tira un mouchoir de soie de sa poche pour s’éponger le front, et son visage retrouva peu à peu son expression énigmatique :
— L’urgence nous empêche parfois de passer par la voie hiérarchique. Si nous avions attendu demain, nous n’aurions rien retrouvé. Vous avez eu l’occasion de constater l’efficacité de Moegen-Fairhaven. Le chantier serait fermé pendant plusieurs semaines s’il était déclaré d’intérêt archéologique, et un promoteur ne peut en aucun cas se le permettre.
— Mais l’intérêt archéologique ne fait pourtant aucun doute !
Pendergast approuva :
— Vous avez cent fois raison, professeur Kelly, mais la bataille est irrémédiablement perdue. C’était écrit d’avance.
Déjà, un gros bulldozer jaune se mettait en route en toussant. Les ouvriers sortirent comme par magie des Algecos tandis que les caisses de police bleues étaient extraites une à une du souterrain pour trouver place dans une ambulance. Le bull fit une embardée et se dirigea pesamment en direction du trou, sa pelle levée, toutes griffes dehors.
— Qu’avez-vous découvert ? s’enquit Pendergast.
Nora marqua une pause. Elle n’était pas sûre de vouloir lui parler du morceau de papier caché dans la doublure de la robe. Il s’agissait sans doute d’un détail sans importance, et comme tout était terminé...
Elle déchira plusieurs pages du petit carnet avant de le lui rendre.
— Je vous ferai parvenir mon rapport en fin d’après-midi, répondit-elle. Il semble que les vertèbres lombaires des victimes aient été délibérément ouvertes en deux. J’ai pris la précaution d’en recueillir une.
Pendergast hocha la tête.
— J’ai trouvé de nombreux petits morceaux de verre encastrés dans le sol. J’en ai également prélevé plusieurs pour les faire analyser.
— À part les squelettes, j’ai découvert quelques pièces de monnaie dans les niches, datées de 1872, 1877 et 1880. Sinon, il y avait deux ou trois choses dans les poches de certains vêtements.
— Ces immeubles ont été érigés en 1897, murmura Pendergast d’une voix grave, comme pour lui-même. Il s’agit de notre terminus ante quem, notre point de départ. Les meurtres ont donc eu lieu avant cette date et l’on peut penser qu’ils se sont déroulés aux alentours des dates relevées sur les pièces, c’est-à-dire au cours des années 1870.
Une longue limousine noire s’arrêta derrière eux, ses vitres teintées étincelant sous le soleil. Un homme de grande taille, vêtu d’un élégant costume anthracite, en sortit, suivi de plusieurs autres personnes. L’homme balaya le chantier des yeux avant d’arrêter son regard sur Pendergast. Il avait un visage long et mince, des yeux écartés, des cheveux très noirs et des pommettes saillantes, comme taillées à la serpe.
— M. Fairhaven en personne, fit Pendergast. Il vient sans doute s’assurer que son chantier ne sera pas retardé plus longtemps. Il est l’heure de tirer notre révérence.
Il ouvrit la porte de la Rolls et laissa passer Nora avant de monter derrière elle.
— Je ne sais comment vous remercier, professeur Kelly, dit-il, faisant signe au chauffeur de démarrer. Mais nous serons amenés à nous revoir demain, dans des circonstances plus officielles, à n’en pas douter.
Alors que la voiture traversait le Lower East Side, Nora observait son compagnon du coin de l’œil.
— Comment avez-vous entendu parler de cet endroit et de ces fouilles, inspecteur ? Le souterrain n’a été découvert qu’hier.
— J’ai quelques relations, ce qui est fort appréciable dans une profession comme la mienne.
— J’imagine. En parlant de relations, pourquoi n’avoir pas rappelé le préfet de police ? Vous avez l’air d’être au mieux avec lui.
La Rolls s’engagea silencieusement sur East River Drive.
— Le préfet de police ? Je n’ai malheureusement pas le plaisir de le connaître, murmura Pendergast en plissant les yeux.
— Mais alors... qui avez-vous appelé tout à l’heure ?
— Je me suis contenté de composer le numéro de mon appartement.
En disant cela, un léger sourire flottait sur les lèvres de Pendergast.